Chronique sur l'histoire de l'Égypte
Cette chronique explique comment la série philatélique « Le Tombeau des agresseurs » a été utilisée pour affirmer la nationalisation du canal de Suez par l'Égypte en 1956. Ces timbres-poste ont contribué à renforcer le sentiment nationaliste et l'identité collective des Égyptiens en période de décolonisation.
Le Canal de Suez : symbole de la fierté nationale égyptienne
Le 16 juillet 1957[1], l'Égypte signait un décret accordant à l'ACS (Autorité du Canal de Suez)[2] une autonomie administrative et budgétaire, lui permettant de gérer le canal comme une entreprise commerciale privée. La même journée, le pays célébra cet événement par l'émission d'une série de cinq timbres-poste intitulée « Le tombeau des agresseurs ».
Riche en symboles historiques, la série « Le tombeau des agresseurs » commémore la résistance et la victoire des Égyptiens face à des envahisseurs de son histoire. Elle illustre la force et la résilience d'une nation qui a su triompher de ses adversaires, dans le contexte de la nationalisation du canal de Suez.
Suez 1956 : La fière réappropriation d'un patrimoine national
L'arrivée au pouvoir du Président égyptien Gamal Abdel Nasser en 1954 marqua le début d'une nouvelle ère pour l'Égypte. Le 26 juillet 1956, il annonça la nationalisation du Canal de Suez, en réponse au retrait des financements occidentaux pour la construction du barrage d'Assouan, un projet crucial pour le développement économique du pays.
Cette décision s'inscrivait dans le contexte de l'essor de courants nationalistes en Afrique, et marqua un tournant majeur dans les relations entre les anciennes puissances coloniales et les pays nouvellement indépendants.
Naissance d'une voie maritime stratégique : le Canal de Suez
Construit entre 1859 et 1869, le Canal de Suez est un passage maritime stratégique reliant la mer Méditerranée à la mer Rouge. Le promoteur de ce projet était Ferdinand de Lesseps, un diplomate et ingénieur français, dont la vision a transformé le commerce maritime mondial en reliant les deux mers.
Le Canal de Suez était géré par une compagnie franco-britannique, la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, dans laquelle le Royaume d’Égypte, sous le règne de Méhémet Ali, avait une participation minoritaire.
Représentation du Canal de Suez au XIXe siècle
Le canal de Suez : une poule aux œufs d'or pour le Royaume-Uni
En raison de dettes accumulées, l'Égypte avait vendu sa part au Royaume-Uni en novembre 1875 pour un montant de 4 millions de livres sterling. Il laissa le contrôle du canal aux puissances européennes. À partir de ce moment, le Royaume-Uni possédait une part majoritaire dans la Compagnie du canal avec 44 % des actions.
Le gouvernement français détenait 25 % des actions, ce qui était une part significative, mais bien inférieure à celle des Britanniques. Ferdinand de Lesseps et ses associés possédaient environ 30 % des actions.
La vente des actions détenues par l’Égypte marqua le début d'une longue période de domination étrangère sur une infrastructure cruciale pour le commerce international. Elle permit au Royaume-Uni d’avoir une influence majeure sur l'une des routes maritimes les plus stratégiques du monde.
Le canal de Suez : l'or bleu de l'Empire britannique
Le canal offrait un raccourci considérable pour le commerce maritime entre l'Europe et l'Asie. Pour chaque passage, les navires devaient s'acquitter de droits de transit élevés. Ces droits de transit, combinés à d'autres revenus, faisaient du canal de Suez un investissement extrêmement rentable.
Le canal de Suez était ainsi devenu un actif financier majeur et symbolisait la puissance économique et maritime de la Grande-Bretagne à cette époque.
Le canal de Suez incarne la puissance de la Grande-Bretagne
Le réveil d'un géant : le nationalisme égyptien
La montée du nationalisme égyptien durant la première moitié du XXe siècle est le résultat de plusieurs facteurs, dont une opposition croissante à la domination britannique sur son économie et une quête d'indépendance nationale.
L'échec de la monarchie égyptienne à répondre aux aspirations du peuple, combiné à la montée des mouvements nationalistes et des partis politiques comme le Wafd, catalysa un sentiment nationaliste de plus en plus fort.
Les prémices de l'indépendance : de la soumission à la révolte
Les Égyptiens, inspirés par d'autres mouvements anticoloniaux dans le monde, commencèrent à revendiquer davantage de droits politiques, économiques et sociaux, ce qui les conduisit à une série de manifestations, de grèves et d’actions politiques contre la présence britannique.
Cette période a vu l'émergence de leaders charismatiques tels que Saad Zaghloul, Mustafa el-Nahhas Pasha, Ahmed Hussein et Hassan al-Banna qui ont galvanisé le sentiment national et préparé le terrain pour les événements majeurs des décennies suivantes.
Dans l'Égypte de la fin des années 1940, le sentiment nationaliste se renforça, conduisant à des changements symboliques dans l'espace public :
Au cours de l’année 1948, le gouvernement modifie les noms des rues à Ismaïlia ; les figures nationales remplacent les patronymes des personnalités et souverains européens. Les journaux égyptiens s’insurgent aussi contre la présence des statues de Lesseps et de la reine Victoria, les bustes de divers ingénieurs ainsi que des monuments [consacrés] aux morts des deux guerres mondiales sans que jamais n’apparaisse un seul héros national[3].
La statue de la reine Victoria devient un symbole de contestation
La fin d'une ère : les Européens quittent l'Égypte
Les Européens présents en Égypte percevaient très bien la reprise progressive du contrôle du territoire par les Égyptiens. Jean-Édouard Goby, ingénieur des Ponts et Chaussées à la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, note dans ses écrits : « Chaque année un peu plus, on sent que l’on est dans un pays différent du nôtre, en train d’acquérir son indépendance[4]. »
La montée du nationalisme égyptien n’épargna aucun secteur de la société : « Ce sentiment envahit aussi les ouvriers d’origine étrangère ; le processus d’égyptianisation des entreprises leur ferme progressivement le marché du travail[5]. »
La nationalisation du canal de Suez permit à l'Égypte de reprendre le contrôle d'une infrastructure stratégique et de ses revenus. Cette action a non seulement affirmé la souveraineté égyptienne sur son propre territoire, mais également symbolisé une rupture avec le passé colonial.
Les timbres-poste comme vecteurs d'une mémoire collective
Chaque timbre-poste de la série porte l'inscription belliqueuse « EGYPT TOMB OF AGGRESSORS 1957 » (Égypte, Le tombeau des agresseurs 1957), reflétant parfaitement la propagande anti-impérialiste qui caractérisait l'Égypte de cette période.
Les illustrations sur les timbres célèbrent des victoires de l’histoire égyptienne en commémorant la bravoure des soldats qui ont défendu leur patrie. Les illustrations servent à la fois de témoignage des horreurs de la guerre et d'instrument de propagande, exaltant la fierté nationale et le sacrifice des combattants.
Avaris : un berceau de la résistance égyptienne
Le premier timbre-poste de la série commémore un événement de l’histoire égyptienne qui s'est déroulé en 1580 avant J.-C. L'inscription « Avaris 1580 B.C. » fait référence à la lutte des Égyptiens pour reprendre le contrôle de leur terre contre les envahisseurs Hyksos.
L'illustration principale de ce timbre-poste est dominée par une scène dynamique de combat. Au premier plan, on voit un guerrier égyptien monté sur un char tirant une flèche à l'arc. Le guerrier est représenté dans une posture agressive, symbolisant la résistance et la détermination des Égyptiens à repousser les envahisseurs. Le char, tiré par des chevaux galopant à pleine vitesse, évoque la rapidité et la puissance de l'armée égyptienne.
À droite, un groupe de soldats, probablement des Hyksos, semble être en déroute devant l'assaut égyptien. Les chevaux et les soldats, dessinés dans un style détaillé et stylisé, renforcent l'intensité de la bataille.
En commémorant la victoire égyptienne sur les Hyksos, ce timbre-poste nous rappelle un moment clé de l'histoire ancienne de cette civilisation égyptienne. La Bataille d'Avaris, dans l'histoire égyptienne, symbolise la renaissance et la reconquête de l'identité nationale.
L'épée de Salah ad-Din : le héros de Hattin sur un timbre-poste
Le second timbre de la série est consacré à Salah ad-Din Ayyoubi (صلاح الدين الأيوبي), le célèbre sultan kurde qui a fondé la dynastie Ayyoubide. L’inscription « Hitteen 1187 » fait référence à la victoire de Salah ad-Din lors de la Bataille de Hattin (معركة حطين) en 1187, qui eut lieu près du lac de Tibériade le 4 juillet 1187.
La Bataille de Hattin a été un événement important dans l’histoire des croisades, car elle a conduit à la reconquête de Jérusalem par les forces musulmanes de Salah ad-Din. En scellant le sort des États latins d'Orient, Salah ad-Din modifia considérablement le rapport de force dans la région.
Salah ad-Din est une figure historique importante dans le monde musulman pour sa bravoure et sa piété. Au-delà du monde musulman, Salah ad-Din est admiré pour sa bravoure et sa conduite chevaleresque : son traitement des prisonniers et son équité dans ses relations avec ses alliés et ses ennemis ont contribué à lui laisser un héritage durable.
L'illustration montre Salad ad-Din en armure, brandissant une épée tout en chevauchant un cheval. Son visage est déterminé, exprimant la force et la résolution. L'armure qu'il porte est détaillée, avec une plaque de poitrine visible et un casque orné. Le cheval, représenté dans une posture de charge, accentue l'impression de mouvement et de puissance.
En rendant hommage à Salah ad-Din Ayyoubi, ce timbre-poste célèbre un héros national pour avoir unifié les territoires musulmans et repris Jérusalem aux Croisés. De plus, il a fondé la dynastie Ayyoubide en Égypte, consolidant son pouvoir et son influence dans cette région.
Salah ad-Din Ayyoubi est également un héros unificateur de la civilisation arabo-musulmane. Son image continue d'inspirer les générations futures, rappelant l'importance de la résistance et de la lutte pour la liberté.
L'héritage de Mansourah : un triomphe qui résonne encore
L’inscription « Mansourah 1250 A.D. » sur le timbre-poste suivant fait référence à la Bataille de Mansourah (معركة المنصورة), un affrontement qui s’est déroulé du 8 au 11 février 1250 pendant la septième croisade. Cette bataille opposa les forces croisées, dirigées par le roi Louis IX de France, aux forces ayyoubides et mameloukes d'Égypte. La bataille se termina par la capture de Louis IX, marquant un tournant significatif dans l’histoire des croisades.
L'image centrale montre Louis IX enchaîné et capturé par les forces égyptiennes. Cette représentation est un symbole fort de la défaite des Croisés et de la victoire égyptienne. À droite, un cheval en armure est monté par un autre soldat, ce qui donne à la scène une impression de mouvement et de tension.
Cet événement renforça l'indépendance militaire de l'Égypte face aux forces européennes et a démontra la capacité des Égyptiens à défendre leur territoire et à préserver leur souveraineté.
Ce timbre-poste établit un pont entre le passé et le présent et nous invite à nous interroger sur le monde d'aujourd'hui. Les enjeux géopolitiques, les conflits religieux, les tensions entre cultures... Autant de questions qui trouvent leurs racines dans la période médiévale.
La crise de Suez immortalisée : le timbre-poste de Port-Saïd
Le quatrième timbre-poste de la série comporte l’inscription Port-Saïd 1956. Cette mention fait référence à la Crise de Suez en 1956, également connue sous le nom de guerre de Suez ou de campagne de Suez. Cet événement marquant de l'histoire égyptienne moderne s'est déroulé après la nationalisation du le Canal de Suez, provoquant une intervention militaire conjointe du Royaume-Uni, de la France et d'Israël.
Sous la pression des États-Unis et de l'Union Soviétique, une résolution diplomatique a été trouvée et les troupes étrangères se sont retirées. Port-Saïd, une ville clé à l'entrée du canal, fut le point central de ce conflit.
La figure centrale sur le timbre-poste est celle d'un soldat égyptien tenant un drapeau. Ce soldat symbolise la défense de la Nation égyptienne contre les forces étrangères. Il représente la bravoure, la résilience et le patriotisme des forces armées égyptiennes pendant la Crise de Suez.
Le drapeau porté par le soldat semble être un drapeau égyptien, bien que l'image ne montre pas clairement les détails.
Derrière le soldat se détache une colonne de soldats en marche, probablement des forces égyptiennes ou des miliciens locaux. Cette image met en avant l'unité et la détermination du peuple égyptien à défendre sa patrie contre les agresseurs.
La ville de Port-Saïd est représentée en arrière-plan, avec ses bâtiments emblématiques et le canal de Suez. La présence de navires dans le port renforce l'idée d'une scène se déroulant au bord de la mer et évoque le contexte maritime de la crise de Suez.
La flèche brisée : Aïn Jalout 1260
Le dernier timbre-poste de la série commémore la Bataille d'Aïn Jalout (معركة عين جالوت) qui s'est déroulée en 1260. Cet affrontement constitue un tournant majeur dans l'histoire médiévale du Moyen-Orient. La victoire des forces mameloukes d'Égypte sur les Mongols a en effet freiné l'expansion mongole vers l'Ouest.
L'illustration du timbre est composée principalement d'une carte stylisée de l'Eurasie, représentant le mouvement des troupes mongoles vers le Moyen-Orient.
Une large flèche pointe en direction de l'Égypte, symbolisant l'avancée des Mongols vers l'ouest. Cette flèche, cependant, est brisée en son milieu, illustrant l'arrêt brutal de l'expansion mongole à Aïn Jalout.
Ce timbre est un hommage à une victoire historique essentielle pour l'Égypte et le monde islamique, célébrant la bravoure et la stratégie des Mamelouks qui réussirent à repousser l'une des forces militaires les plus redoutées de l'époque.
Les timbres-poste de la fierté : la nationalisation du canal de Suez
La nationalisation du Canal de Suez en 1956 est un événement historique majeur qui a marqué un tournant dans l'affirmation de l'identité nationale égyptienne. Les répercussions de cet événement ont durablement marqué les relations internationales et ont contribué à façonner le Moyen-Orient contemporain.
Représentation de la nationalisation du canal de Suez
La série philatélique a servi à renforcer le sentiment nationaliste et l'identité collective dans une période où l'Égypte se positionnait comme un leader du monde arabe et un acteur clé dans les mouvements de décolonisation et de lutte contre l'impérialisme. Les timbres-poste ont permis de diffuser largement les idéaux de la Révolution égyptienne à travers le monde.
La mémoire d'une nation gravée sur des timbres-poste
Par le biais de ces timbres-poste, l’Égypte a non seulement commémoré un événement militaire majeur, mais aussi transmis un message fort de résilience, de souveraineté et de fierté nationale. Cette série philatélique contribue ainsi à forger une mémoire collective autour de ces événements fondateurs, renforçant le lien entre les Égyptiens et leur histoire.
R. Simard
Pour votre collection…
Les timbres-poste de la série Le Tombeau des Aggresseurs pourraient être inclus dans plusieurs types de collections thématiques :
Conflits et les commémorations : cette collection pourrait se concentrer sur les guerres et les conflits, mettant en lumière les événements historiques, les victimes de guerre et les efforts de réconciliation.
Histoire militaire : les timbres pourraient illustrer des événements, des personnages et des symboles associés à l'histoire militaire, en explorant des conflits spécifiques et leurs conséquences.
Lutte pour la paix : une collection qui met l'accent sur les efforts de paix et de réconciliation après les conflits, en incluant des timbres qui célèbrent des mouvements ou des personnalités qui ont œuvré pour la paix.
Société et mémoire collective : cette thématique pourrait explorer comment les sociétés se souviennent et commémorent les conflits à travers l'art, l'éducation et les monuments, en utilisant les timbres comme support d'expression.
Ces différentes approches permettraient d'aborder les aspects historiques, culturels et émotionnels liés à la guerre et à la paix.
R. Simard
Références
[1] PIQUET, Caroline, Histoire du canal de Suez, 2009, Perrin, p. 267.
[2] La Suez Canal Authority (SCA) est une institution publique égyptienne responsable de la propriété, de la gestion et de l'administration du canal de Suez. Elle a été établie à la suite de l'acte de nationalisation signé par le Président Gamal Abdel Nasser le 26 juillet 1956, qui transféra à la SCA l'ensemble des actifs de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez. Pour voir ce décret : « SCA - Nationalization Decree [archive] », sur www.suezcanal.gov.eg (consulté le 20 août 2024).
[3] PIQUET, Caroline, Histoire du canal…, p. 251.
[4] GOBY, Jean-Édouard, Débuts à Suez, Manuscrit privé, p. 6. Cité dans PIQUET, Caroline, Histoire du canal…, p. 252.
[5] PIQUET, Caroline, Histoire du canal…, p. 252.
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